Ni avant nous, ni après nous

Texte sur le projet KÓSMOS et l’œuvre d’Amélie Labourdette

Écrit par Théo-Mario Coppola

Mars 2019

« Il faut que le sensible s’autonomise et se réarrange, de sorte que l’événement surgisse dans un monde nouveau, libéré des contraintes utilitaires et jouxtant l’éternité. Il faut, parallèlement, que le sujet se dessaisisse de son moi et de ses attaches imaginaires, qu’il prenne conscience, dans ce retrait, d’un désir intense de présence et éprouve cette présence à la fois comme évidence et comme quelque chose d’impossible à atteindre ».

Baldine Saint Girons, Le Sublime, de l’Antiquité à nos jours, Paris, Desjonquères, 2005, 251 p.

Amélie Labourdette prend position à rebours de l’évaluation traditionnelle des catégories ordonnancées de la photographie. Documentaire, fiction et esthétique procèdent d’une projection d’un intime réconcilié dans un ensemble d’espaces-temps. Constellation d’images photographiques, à travers le Sud-Ouest du Texas, le Nouveau-Mexique, le Sud du Colorado, le Sud de l’Utah et en Arizona, les œuvres du projet KÓSMOS rendent compte par une lecture perspectiviste du territoire, de la relation de l’humain à la biosphère terrestre, au cosmos, dans le désert américain, en associant l’analyse anthropologique à une poétique subjective de l’image, où la hiérarchie des connaissances du sujet est abolie au profit d’une synthèse inclusive analogique par la mise en regard de différentes « versions de monde », différents points de vus, différentes strates temporelles.

Enquête et état du monde

Chaque ensemble d’œuvres d’Amélie Labourdette appartient à un projet distinct, motivé par le désir de faire renaître un état du monde. Les recherches et la mise en relation disciplinaire, en anthropologie, en histoire, en esthétique, qui précédent la réalisation d’un projet, donnent la direction d’une approche personnelle, nourrie par la succession des évènements et des rencontres sur le parcours du projet. Le projet est ainsi avant tout une enquête qui fait état d’un moment, d’un instantané d’un ensemble d’espaces-temps. Que peut-on dire d’un lieu ? Que peut-on vivre avec lui ? Ce que nous pensions d’un lieu, nous pouvons ainsi le reformuler en sensation. L’artiste identifie un ensemble d’espace-temps au sein desquels, procédant par enquête, elle rassemble et fait correspondre des éléments, mobilise les outils d’analyse et de transmission de différentes disciplines. Tout converge ainsi en un point qui réunit les éléments de l’énigme. Chaque projet apparaît comme une nouvelle enquête, une redécouverte. Le registre ne tient ni à l’aventure, ni à l’exploration, relayés tous deux au domaine hideux de la conquête et de la domination. C’est au contraire, dans une perspective de libération du sensible et de la connaissance, une enquête animée par l’interrelation d’une intériorité à l’espace du dehors, celui du fantasme et celui de l’Autre (humain et non-humain), pluriel et invisible. Le dehors, c’est tout ce qui contient le récit que l’on fait du monde alentour et les histoires, par fragments, que le monde formule lui-même, dans ses formes, dans ses catalyses. La concentration des signes et des codes, l’agencement des formes et l’organisation des espaces, la construction des abords, la nature, oscillant entre l’artifice et la brutalité primordiale d’un lieu convergent dans l’analogie sensible et l’affinité intellectuelle. Ainsi, la marche et la déambulation opèrent comme une enquête. Amélie Labourdette sillonne un ensemble d’espaces-temps, suivant une méthodologie héritée de la pensée d’Aby Warburg. Les éléments collectés composent un monde qui jamais ne prend fin. Irréductible à l’expérience mais aussi potentiellement ouvert à l’évènement.

Espace infini et minuit sombre

À l’occasion du projet KÓSMOS, Amélie Labourdette s’est rendue aux États-Unis, dans le cadre d’une résidence à Marfa. Elle y observe des paysages complexes, y apprend les récits d’une civilisation passé, y reconnaît la présence écartée des hopis. Ces derniers racontent les origines du monde par une succession d’étapes que matérialise dans le paysage la présence des kivas hopis. Le premier monde, appelé Tokpela, est l’espace infini, qui naît avec ses terres, ses animaux, ses humains. Puis, vient le deuxième monde (le Tokpa ou minuit sombre), qui sera bientôt recouvert par la glace, obligeant à la fuite. Les humains grimperont alors au troisième monde (le monde de la couleur rouge), et enfin vient le quatrième monde, un présent nouveau qui contient la prophétie d’un autre monde à venir après lui. Le récit des origines est mis en relation avec la présence d’un cratère sur une autre photographie. L’ensemble est baigné dans une lumière d’éclipse. Est-ce Sunset, le volcan de l’Arizona ? Ou bien est-ce un impact de météorite ? L’un dit l’histoire de l’autre et du troisième enfin. La circulation du sens tient à l’analogie et à la potentialité des formes. Les photographies du projet KÓSMOS contiennent cette combinatoire d’éléments imbriquées, de relations croisées, de retour à l’élément supposé primordial.

Onze gris dans un monde parcouru

Est-ce là une possible recherche des origines ? Je retrouve cette phrase, écrite l’an dernier : « le monde ne vient ni avant nous, ni après nous ». Ce qui a été dit d’un certain projet en plusieurs régions d’Italie, mené par Amélie Labourdette, sur les traces d’architectures abandonnées au milieu de la nature méridionale vaut ici encore. C’est le positionnement de l’artiste dans une réalité formulée comme celle d’un ensemble d’espaces-temps. Chacun est parcouru, vécu. Ainsi le regard et l’être entier se projettent dans le réel. Les œuvres d’Amélie Labourdette ne « questionnent » pas, n’« interrogent » pas, ne « démontrent » pas. Ces dernières ne sont pas les juges du passé ou les témoins du présent. Elles se fondent dans la matière même du réel qu’elles semblaient saisir un instant auparavant. Les tirages, réalisés en Piezography (procédé d’impression réalisé avec des encres aux pigments de charbon) sur un papier mince et fragile donne à la matière photographique une présence irradiante. La photographie n’est plus l’apparition d’une image mais l’expression d’une matérialité en représentation. Les nuances irisées, la complexité des tonalités, la vibrance des pigments s’harmonise avec le sujet, se confond avec lui. L’image d’une chimie charbonneuse s’imprime comme la réminiscence de l’instinct cosmique. Nous sommes, comme ces encres, des amas de carbone, de la poussière d’étoile. La lumière, noire et vibrante, lactescente et nappée semble provenir de l’image projetée dans la voûte intérieure d’un crâne.

Le passé le plus ancien

Dans certaines photographies du projet KÓSMOS, le passé le plus ancien (et donc le plus présent) évoque la vie, les rites, les traditions d’un peuple désigné par les Anasazis. Civilisation ancienne, disparue avant l’arrivée des Européens en Amérique, nommée depuis les années 1830 par le mot « Anasazi » signifiant « les anciens » (ou « les anciens ennemis ») dans la langue Navajo. Ancien toujours quand on les désigne, ces disparus, par « anciens pueblos », retenant en même temps la simplicité apparente de leurs villages, à défaut de saisir la complexité de leur système de pensée. Faut-il disparaître pour être ancien ? Faut-il appartenir au souvenir d’un passé non atteignable ? Le présent ne procède-t-il pas des mêmes obsessions, des mêmes considérations ? Vivre. Vivre, peut-être ensemble. Trouver une forme à cet ensemble. Comprendre ce que l’on fait soi-même, parler ou écrire pour interpréter. Croire. En une idée fixe. En la contradiction. Question de cycle, de répétition et d’origine. Chercher les formes de la vie, provoquer la chance et les saisons, penser qu’il est possible d’inverser la courbe du temps, de remonter les saisons. Désirs infinis qui habitent des corps finis. Amélie Labourdette livre les mêmes doutes, les mêmes regards. Elle ne cherche pas le particularisme isolé, mais l’universel inscrit dans un ensemble de formes, à chaque fois différentes. Du même désir de connecter un monde à l’autre, Amélie Labourdette opère par rapprochements, par systèmes interconnectés d’analogie. La conscience forte et active de l’existence d’un passé non nostalgique et d’un futur non nécessairement utopique rassemble dans un présent à la fois éternel et singulier, tous les états du temps.

L’utopie et le double du monde

Amélie Labourdette photographie Biosphère II, un site expérimental, construit et conçu pour reproduire un système écologique artificiel clos, situé à Oracle (autre désignation du fantasme par le nom même), dans le désert de l’Arizona, en bordure des monts Santa Catalina. Construit entre 1987 et 1991 par Space Biosphere Ventures dont l’objectif avait pour but d’évaluer la faisabilité de biosphères identiques lors de la colonisation spatiale. Le nom même de Biosphère II rappelle l’origine de sa désignation. La première biosphère (Biosphère I), celle qui tient lieu de référence, c’est la Terre elle-même. Biosphère II est le plus grand système écologique fermé avec une forêt tropicale humide, un océan et sa barrière de corail, une mangrove, une savane, un désert, un terrain destiné à l’agriculture, un habitat humain. Deux missions ont été menées dans le dôme scellé. La première a duré du 26 septembre 1991 au 26 septembre 1993. La seconde a duré six mois en 1994. Biosphère 2 a été créée car les chercheurs voulaient comprendre s'il était possible de faire une même expérience sur Mars, y vivre à sa surface. L’utopie de cette construction tient autant de la folie humaine qui projette des mondes, comme chez les hopis qu’à l’ambition de quitter la planète pour vivre un autre état du cosmos, comprendre ce qui est ici tout proche. Chacune des architectures utopiques photographiées dépasse le basculement de l’ordre au chaos des ambitions du dépassement. En créant des doubles du réel, les activités humaines intègrent les contradictions du monde par la compréhension, et non plus par le contrôle de l’expérience du vivant.

Le lointain ici. Le tout proche là-bas.

La quête de sens se dessine en constellation de constellations, en ensemble d’ensembles. Tous vus, en même temps, et séparément à la fois dans l’expérience du sensible. Ce qu’Amélie Labourdette perçoit tient du monde auquel elle peut accéder. Elle rappelle la tension primordiale entre l’état de connaissance optimale que jamais nous ne pouvons rejoindre et l’ambition de transformer le réel par des visions. Tout ce qui est proche et familier évoque une réalité lointaine, peut-être même inconnue. Tout ce que nous n’avons jamais perçu par nos sens, nous le recherchons en pensant construire un autre monde. Peut-être idéal, peut-être simplement meilleur. L’interrelation n’est pas évidente et visible. Ces allers-retours successifs d’une photographie à l’autre, d’une forme à l’autre, d’une échelle à l’autre sont autant d’indices de cette circulation combinée des désirs et de la pensée.

Le monde n’est ni avant nous, ni après nous. Lumière grise et nappée, couchée sur des images éparses et comparses, des impressions fugaces, de grandes fuites. Là-bas, dans les dunes éclatantes de gypse de White Sands, où les V2 ne décollent plus, dans le bassin de Tularosa au Nouveau-Mexique, tout à côté de nous, le monde ressemble tout entier, à la lumière d’un minuit sombre.

Théo-Mario Coppola

Empire of dust

Texte de Théo-Mario Coppola

à l’occasion de l’exposition Empire of Dust à la galerie Thierry Bigaignon.

La série Empire of Dust de Amélie Labourdette explore les strates de l’histoire des communautés humaines, éclairant les caractéristiques sociales et esthétiques d’un paysage modifié par la présence de constructions inachevées : les ecomostri, ces créatures de béton dressées au creux d’une vallée, ou à flanc d’une colline.

Implacable Italie du Sud, où les heures de la campagne ont été blessées par la cruauté des seigneurs, la trahison des saisons, l’ambition des modernes. Elles rendent avec une vigueur vibrante les richesses de la nature, toujours prête à reprendre, à s’étendre, à recouvrir. Mais il reste ces monstres d’un genre nouveau qui s’imposent à la nature. Empire of Dust explore une Italie peuplée d’ecomostri. Le néologisme, devenu un terme générique est une invention journalistique. Il désigne une pluralité de situations renvoyant à des constructions inachevées, signalées comme étant en inadéquation avec le paysage, offensant le regard. Certaines constructions sont publiques, d’autres privées. Les unes sont illégales, les autres manquent de subsides pour être achevées, les autres encore sont prétextes au blanchiment d’argent. Des villages entiers, des complexes hôteliers, des tronçons d’autoroute, des ponts, des villas isolées. Elles dévoilent au-delà même de leurs formes et de leurs typologies plastiques des réalités qui traversent l’économie et la société de l’Italie du Sud : blanchiment d’argent, détournement de fonds, activités mafieuses, absence de considération pour le bien commun.

Amélie Labourdette a sillonné la Sicile, la Basilicate, les Pouilles et la Calabre, à la recherche de ces architectures. Elle s’est confronté à la présence de ces presque ruines du Mezzogiorno, ouvertes sur le monde, éventrées avant même d’avoir été closes. Et, tandis que l’authentique ruine romantique est le résultat d’un processus long de dégradation, celles-ci n’ont jamais été achevées. Parfois, de jeunes gens les occupent. Des habitants s’approprient a posteriori ces espaces. Ils n’ont pas la reconnaissance des ruines antiques. Tels Paestum et Pompéi que les voyageurs visitent, comme les écrivains du Grand Tour avant eux. Elles ne sont pas non plus les architectures urbaines abandonnées par les activités humaines, objets de fascination de la postmodernité. Celles-là témoignent au contraire d’une réalité contemporaine au sein de laquelle l’inachevé et l’abandon précèdent la vie de la construction. Opérant par glissements, l’approche d’Amélie Labourdette ouvre la voie à une réinterprétation de l’identité de ces architectures.

La série Empire of Dust livre les traces d’une archéologie du présent, avec ses restes, ses indices, ses histoires aussi. L’artiste ne les fixe pas pour les intégrer à un catalogue raisonné à la manière de Bernd et Hilla Becher, mais les choisit plutôt pour construire, sans prétendre à l’exhaustivité, un ensemble de formes sculpturales. Elle ne s’attarde pas non plus sur le spectaculaire et ses effets, mettant aussi à distance l’immédiateté du regard. Et ces clichés ne sont pas des documents. Car ces architectures sont aussi saisies pour leur force et leur présence physique, prises dans un environnement naturel, parfois difficilement accessible. Elles sont l’expression d’une émotion individuelle, d’une relation du corps à l’architecture, d’un journal d’exploration.

Le nom donné à la série est une maxime du monde : Empire of Dust, l’empire de la poussière. La poussière est l’imperceptible empreinte de ce qui est abandonné derrière l’existence. Elle est tout ce que nous ne décidons pas de transmettre ou de partager mais qui témoigne tout de même de notre présence. C’est aussi ce à quoi appelle le monde. Le renouvellement des formes de vie. La transformation du réel. En se résorbant en poussière, une partie du monde est libérée. Ce nouvel espace suppose l’ouverture à d’autres possibilités d’expression, car la poussière n’est pas le néant. La ruine est un amas de poussière en puissance, la contre forme des vies qui viendront après les nôtres.

Amélie Labourdette donne à voir des instants en flottement, complexes. Les architectures semblent irradier l’ensemble de la photographie. Convergence de la lumière et totalisation des points de vue. L’environnement n’est pas un décor, signe d’une approche volontairement délestée du jugement de valeur. Le territoire se construit avec l’architecture et non pas en opposition avec elle. Le point de vue n’est pas une condamnation de l’ambition humaine mais une contemplation des jeux formels qui animent le dialogue entre la nature et l’architecture jusqu’à trouver son propre dépassement dans l’atmosphère elle-même : l’étrangeté faite lumière. Celle-ci semble émaner de ces constructions, suggérant une présence incandescente. La lumière est saisie en pose longue, entre chien et loup ou à l’aube. Une lumière rare et fuyante, précieuse. Le ciel, teinté d’un large spectre de nuances n’est plus le bleu limpide d’une Italie de villégiature mais la masse, dense et compacte avec laquelle le reste du paysage s’anime. La végétation alentour est parfois dominante et la construction photographiée, mise à distance. Elle semble gagnée par son propre élan vital. Pour d’autres clichés, la verdure danse avec le béton, l’enlace, en osmose. Les constructions deviennent alors des temples. De cette tension lumineuse nait un sentiment d’incertitude. Il offre une projection très vaste du contexte de la prise de vue. Par extension, ces architectures évoquent l’imaginaire de l’anticipation et des romans de science-fiction, sans céder à la complaisance d’une esthétique exclusivement fictionnelle. L’image entraîne au-delà car elle totalise différentes approches.

Amélie Labourdette dépasse ainsi la preuve documentaire et l’approche narrative, proposant une lecture perspectiviste du territoire, en rassemblant différents points de vue, des approches diverses pour rendre avec la complexité la plus juste, avec la précision la plus fine ce qu’un territoire peut raconter de lui-même. L’artiste s’appuie notamment sur les écrits du géographe, orientaliste et philosophe Augustin Berque, auteur d’ouvrages sur l’écoumène, autrement dit les terres anthropisées, dans la perspective d’une mésologie (une science des milieux, étudiant grâce à l’apport de plusieurs disciplines la relation des êtres vivants et en particulier des êtres humains avec leur environnement). Berque propose notamment une définition de la cosmophanie, l’apparaître-monde d’un certain environnement, l’expression d’un agencement ordonné des valeurs fondamentales d’une culture donnée. La cosmophanie est la mise en ordre de la donnée environnementale, renvoyant au sens premier du kosmos. Amélie Labourdette fait dialoguer Augustin Berque et Nelson Goodman, dans la mesure où ni l’un ni l’autre ne s’appuie sur le relativisme. Car il n’existe pas un ‘monde en soi’ et une perception subjective du monde en opposition à ce premier. Chez Berque, la réalité (et donc le monde) existe toujours « en tant que » et pour Goodman, les « versions du monde » s’équivalent. D’après Nelson Goodman, dans son ouvrage Manière de faire des mondes, il est possible de justifier le passage d’une approche épistémologique à une approche ontologique par l’affirmation des différents systèmes de description en tant que monde. Ainsi, tout en parlant de l’unité du monde, de ses règles de ses dynamiques, c’est toujours et en même temps à travers l’affirmation d’une approche parmi d’autres que la connaissance de l’environnement est mobilisée. S’il existe autant de versions du monde, c’est avant tout parce que le monde n’existe que dans la mesure où nous sommes capables d’en faire l’expérience, à la mesure de nos sentiments, de nos impressions, de nos capacités. Le monde ne vient ni avant nous, ni après nous mais par nous, dans la construction de soi, par les sens et les interactions avec les autres êtres et notre environnement. Dans La vie des plantes, le philosophe Emanuele Coccia démontre les ressorts de ce dualisme vitalisme en prenant l’exemple du souffle. Avec la respiration, nous entrons dans le monde et de la même manière le monde entre en nous, de telle sorte que la frontière ontologique est déployée plus largement à notre environnement proche et par extension au reste du monde.

Avec le perspectivisme, l’existence réconcilie la vie humaine et l’environnement. Comment vivons-nous les offenses au bien commun ? Sommes-nous nous mêmes étrangers aux entraves faites aux territoires que nous habitons, que nous modifions, que nous codifions ? Ainsi, la hiérarchie des connaissances du sujet est abolie au profit d’une synthèse inclusive où la photographie n’est plus simplement la trace d’un regardeur qui se veut témoin ou la possibilité d’une écriture strictement individuelle. Amélie Labourdette aborde ces architectures et leur territoire en associant l’analyse anthropologique à une poétique subjective de l’image.

La théorie de la raison vitale, forgée par le perspectivisme de Ortega y Gasset, à la suite des théories de Dilthey et Simmel traverse toute l’œuvre d’Amélie Labourdette dont le travail photographique trace une voie sensible dans le monde des connaissances humaines. Comme dans sa série Traces d’une occupation humaine, Amélie Labourdette reconnecte les éléments qui façonnent l’esprit du lieu. La valeur du paysage n’est plus l’écho d’une esthétique du sublime, tel un réceptacle du désir de perfection. Ou de l’exploration sociale (qu’elle soit critique ou ironique). Le quelconque qui sort de cet empire de poussière porte en lui davantage encore. Il véhicule la possibilité d’une projection intime et d’un rapprochement empathique. Ce qu’il y a là-bas existe aussi pour nous. Nous le racontons à notre tour. Pour ne pas rester seul face au monde et voir encore le ciel dans un crépuscule à l’arrêt.

Théo-Mario Coppola

Les poussières de l’empire

Julien Zerbone

Revue 303 N°140 « Ruines et vestiges » : Carte blanche à Amélie Labourdette. Page 72.

Les quatre photographies présentées ici sont tirées d’une série de vingt photographies intitulée Empire of dust. Elles ont été réalisées en 2014 dans diverses régions d’Italie : Sicile, Calabre, Basilicate et Pouilles. À l’origine de la série, le choc de la crise financière de 2008 et la recherche d’images, de lieux à même d’exprimer l’effondrement d’un système, d’un capitalisme dont on a pu voir les conséquences à La Nouvelle-Orléans, Detroit ou Athènes... Amélie Labourdette porte son choix et son objectif sur l’Italie méridionale, connue tant pour sa nature exubérante que pour la corruption et la pauvreté qui y règnent.

Dans des paysages rocailleux, envahis par les broussailles, se détachent des amorces, des restes d’architectures : ici les formes géométriques d’une résidence, là les restes d’un pont non raccordé, plus loin un long ouvrage de ciment, à flanc de colline, dont la finalité nous échappe. Ruines d’un futur non avenu, projets parfois pharaoniques, privés ou publics, lancés et finalement abandonnés : pour obtenir des financements européens, en raison d’une mauvaise gestion ou du non-respect de la loi. L’empire de la poussière, ou plutôt les poussières de l’empire... Ces images sont moins une dénonciation que le constat teinté de mélancolie qu’un ordre est dépassé, le spectacle d’un retour à l’état de nature, de la dissolution progressive dans le chaos ambiant de formes géométriques et manifestement construites. Dans Empire of dust, comme dans les paysages de Constable, c’est le temps que l’on voit à l’oeuvre.

C’est d’abord la course du temps du point de vue le plus physique, mais aussi le temps atmosphérique, cette lumière qui baigne les paysages, ce temps qu’il fait dont les impressionnistes ont fait la matière même de leurs oeuvres ; temporalité qui s’exprime paradoxalement par une suspension ou un ralentissement extrême, à tel point que les photographies d’Amélie Labourdette semblent intemporelles. Elles donnent à voir des strates, des états transitoires dont nous sommes invités à deviner les états précédents, à imaginer le destin ultérieur. C’est que ces ruines, comme l’explique l’artiste, sont des « trous dans le réel », des portails, des manières d’accéder au temps lui-même : face à celles-ci, nous devenons les archéologues de notre temps, nous portons, à la manière de l’astronaute de La Planète des singes, un regard rétrospectif sur notre présent, sur notre avenir aussi. À ce sujet, Walter Benjamin explique : « Une image est ce en quoi l’Autrefois rencontre le Maintenant dans un éclair pour former une constellation. En d’autres termes : l’image est la dialectique à l’arrêt. Car, tandis que la relation du présent au passé est purement temporelle, la relation de l’Autrefois avec le Maintenant est dialectique : elle n’est pas de nature temporelle, mais de nature figurative. Seules des images dialectiques sont des images authentiquement historiques, c’est-à-dire non archaïques1. »

Les images d’Amélie Labourdette ne sont pas historiques parce qu’elles appartiennent à une époque déterminée ou en témoignent, mais parce qu’elles parviennent à la lisibilité à une époque, en se détachant du continuum de l’histoire, en le faisant éclater, et ce faisant déclenchent un tourbillon qui modifie notre origine et notre devenir.

Regarder ces images, c’est se souvenir que la culture romaine a localisé en Sicile l’Arcadie, terre paradisiaque d’une humanité innocente et heureuse. Dans son tableau fameux intitulé Les Bergers d’Arcadie, Poussin dépeint trois jeunes et beaux bergers, accompagnés d’une jeune fille, intrigués par l’inscription gravée sur un tombeau : « Et in Arcadia ego ». Les spécialistes se sont déchirés sur la signification de cette phrase : s’agit-il de la voix du défunt, qui gît dans l’au-delà, ou de celle de la mort elle-même, qui rappelle aux jeunes bergers qu’elle règne même sur ce paysage idyllique, renvoi implicite à la vanité de toute vie humaine ? Intéressée par le « sublime technologique » d’un Michael Heizer et par les lieux de stockage nucléaire, Amélie Labourdette nous renvoie dans ses photographies à l’hybris moderne, à notre prétention de prévoir l’avenir et de durer éternellement. C’est cependant une leçon sans amertume car finalement, on le voit, la nature reprend ses droits, tant s’ouvre en elle un monde de possibles.

Julien Zerbone

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1. Walter Benjamin, Paris, capitale du xixe siècle, Paris, Éditions du Cerf, 2006, p. 476.

RDV, voyage en incomplétude

Éva Prouteau

Revue 303 N°138 Design : chroniques / Art Contemporain , p 80-81.

Autre pilier associatif à Nantes : la galerie RDV, qui a ouvert ses portes en 2007. À l’occasion de la QPN (Quinzaine Photographique Nantaise), RDV présente le travail d’Amélie Labourdette, en l’occurrence quelques grands formats tirés d’une série réalisée en Italie du Sud en 2015, que l’artiste a intitulée Empire of Dust.

De chaque cliché émane une inquiétante étrangeté : villa inachevée, barrage fantôme ou immeuble laissé à l’état de squelette, toutes les architectures témoignent d’une catastrophe immobilière. Leurs corps de béton, nus et désarmés, accusent ainsi un vieillissement précoce, fissures envahies de végétation ou premiers signes d’effritement : la ruine guette, d’autant plus palpable qu’Amélie Labourdette capture ces ouvrages dans un écrin de verdure saisissant de vitalité, forêt de conifères dressés à flanc de montagne, palmiers et fruits de la passion, grands fenouils à fleurs jaunes.

L’artiste privilégie les temps de pose longs : les eaux sont lourdes, les ciels d’un gris-bleu laiteux pèsent comme des chapes de plomb – une palette qui s’échappe des photographies pour se décliner à même les murs de la galerie, sous forme de variations picturales discrètes. Des brumes de peinture qui rappellent certains paysages flamands et la délicatesse de leur approche des perspectives atmosphériques : on pense également, en contemplant ces vestiges magnétiques, à d’autres univers contemplatifs plus contemporains, comme les écrits de Bruce Bégout, les formes du repos de Raphaël Zarka ou les architectures brutalistes traversées de fiction signées Nicolas Moulin. Entre ces références se glissent sans doute la photographie objective allemande, les Becher et leur recensement aux accents mélancoliques…

Chez Amélie Labourdette, le contexte géopolitique permet de percevoir ces scènes sous un autre angle : les aberrations architecturales ou les chantiers abandonnés des Pouilles, de Sicile ou de Calabre racontent en creux l’emprise de la mafia sur des territoires où la construction immobilière suit des logiques de blanchiment qui parfois nous échappent.

Toutefois, les images de l’artiste refusent l’anecdote : suspendus dans une temporalité flottante, ces paysages reflètent le tréfonds d’une histoire humaine familière, faite d’hybris et de vanité, d’entropie et d’inévitable retour à la poussière.

Éva Prouteau

Communiqué de presse de la Galerie RDV pour l'exposition Empire of dust

Texte de Léa Cotart-Blanco

-- «De manière récurrente, j’interroge, à travers mon travail photographique, ce qui dans le paysage est à priori invisible, un paysage situé en dessous du paysage visible, qui n’est pas donné dans un premier regard. Le paysage nous renvoie à quelque chose de la mémoire collective et individuelle. Il est reflet de l’histoire, d’une époque, ainsi que de notre imaginaire. Je construis et je réalise mes projets photographiques sur la base d’un état de choses existantes et en étroite relation avec l’idée du territoire car c’est du paysage et de cette « archéologie du présent », dont je souhaite parler avant tout.»
Amélie Labourdette, août 2015


Empire of dust est une série de photographies réalisées au sud de l’Italie où les crises et détournements financiers ont fait de l’inachevement une esthétique architecturale. « Il s’agit pour [Amélie Labourdette] de trouver le juste point de conjonction entre une approche de distanciation réflexive et l’expérience de « l’indétermination », de ce qui se dérobe à nous. »

L’esthétique est particulièrement travaillée bien que non maniériste, l’artiste «ne succombe pas à la fascination fétichiste que les bâtiments exercent généralement sur les architectes et les photographes d’architecture. [Elle] cadre [ses] images de manière à ce que les constructions inachevées fassent partie du paysage sans le dominer. Partout, le sol et le vide sont présents, signifiants, à la fois. » L’architecture qui pourrait être le sujet photographique constitue un élément de territoire.

Amélie Labourdette déjoue la temporalité de la prise de vue. L’instant de captation s’étire jusqu’à devenir une période éthérée créant un sentiment d’irréalité ; dans un statisme absolu, la lumière opaque, dense, et l’absence d’ombres réalisent un glissement de la stratification temporelle du paysage qui contient préludes du passé, indices du présent, et stigmates du futur.

Tout élément qui pourrait paraître narratif -comme une figure humaine- est éludé ; toute personnalisation anecdotique est supprimée afin de conserver cette ambiguë universalité. Ces photographies affirment une réalité présente et non immédiate au premier regard, dans un entre-deux au revers de l’évidence et néanmoins manifeste.


-- La pratique d’Amélie Labourdette manie tant le protocole artistique – inspirée par la photographie objective allemande – que la subjectivité plastique – influencée par la peinture romantique-. Le medium photographique sert les regards que l’artiste porte sur le monde, elle déploie les possibilités pratiques de cette technique sans enfermer ses productions dans la performance technologique. Amélie Labourdette interroge les valeurs documentaire, fictionnelle et esthétique induites par ses photographies. Ses créations jouent du trouble entre la réalité du lieu photographié et le réel construit par sa prise de vue. Nous voyons ce qui a été capturé. « Il est étrange de voir comment la réalité n’est pas tout à fait ce qu’elle figure être... »


La série photographique Empire of dust est réalisée avec le soutien de l’État -Préfet de la région Pays de la Loire et grâce au soutien de la Région des Pays de la Loire et du cabinet Guichen.
L’ensemble des citations de l’artiste est issu d’un entretien réalisé par L. Cotart-Blanco disponible en intégralité sur le site de RDV, la dernière citation provient du statement de l’artiste.

Léa Cotart-Blanco