KHTHṒN ( 2023 - en cours)

Photographic constellation created on the island of Sicily thanks to an invitation to take up residence at Agira in central Sicily by the AGIRE association (at the invitation of Maïtéa Miquelajauregui).

Constellation photographique réalisée sur l'île de Sicile grâce à l’invitation en résidence à Agira dans le centre sicilien par l’association AGIRE ( sur invitation de Maïtéa Miquelajauregui).

KHTHṒN / Texte FR 

Convaincue par la nécessité aujourd'hui de nous reconnecter par nos sens aux forces primordiales terrestres, Amélie Labourdette explore avec son projet KHTHṒN l’étrangeté de notre Terre et de ses énergies originelles afin d’en saisir le maillage, les interconnexions entre les entités naturelles non-humaines, le cosmos et les entités humaines. En mêlant une poétique subjective de l'image à une approche spéculative, elle propose une plongée sensible dans les croyances ancestrales et récits mythologiques d'une religion souterraine ayant perduré au fil de la préhistoire et de l'antiquité en Méditerranée et particulièrement en Sicile et nous invite à nous relier aux puissances telluriques

Ætna, stratovolcan dont les éruptions sont particulièrement fréquentes vient irradier de sa puissance tellurique incontrôlable l’ensemble de l’île sicilienne et faire de ce territoire, un lieu aux prises avec les forces primordiales. Sa présence a laissé une empreinte significative sur la culture et la mythologie sicilienne et reflète la relation profonde que les habitants de la région entretiennent avec ce phénomène naturel impressionnant. Dans de nombreuses cultures anciennes, les volcans étaient associés à des entités mythologiques ou divines en raison de leur puissance destructrice et créatrice. Également personnifiée sous le nom de Idda par les Siciliens, Mère des montagnes, souvent évoquée dans la mythologie et lieu de pèlerinage minéral, ils la considèrent comme une Entité Naturelle vivante. Les éruptions volcaniques, avec leur mélange de destruction et de renouvellement, ont souvent été interprétées comme des manifestations des forces de la nature et de la transformation. À la fois, “œil” et "bouche” de la déesse, Ætna est le lieu privilégié de connexion et de passage entre la surface terrestre et les énergies chtoniennes, un moyen de communication avec ces puissances archaïques et originelles.

Les caractéristiques géologiques de la Sicile centrale ont permis la formation de grottes naturelles. L’usage des grottes préhistoriques de Sicile reste selon les recherches archéologiques encore incertaine. Cependant les fouilles archéologiques qui y ont été menées ont permis d'y révéler une occupation humaine préhistorique et suggèrent même une utilisation rituelle de ces sites. Ces grottes auraient servi de lieux de vie, de sépultures et même de célébration des divinités, supposant une religion souterraine. Cette spiritualité englobait des rituels vénérant l'eau, des cultes des ancêtres, ainsi que la consommation rituelle d'animaux. Les plus anciennes traces d'occupation humaine de ces sites remontent au Paléolithique supérieur. Tout au long des différentes périodes de la protohistoire, depuis l'âge du cuivre jusqu'à l'âge du bronze, et jusqu'à la période historique ultérieure, l'occupation de ces grottes demeura constante, tout en étant parfois sujettes à des modifications, des agrandissements et des aménagements destinés à en faire des lieux de vie ou des espaces rituels, façonnés tant par les communautés autochtones que par les colons grecs.

Guidée par une exploration photographique du volcan Ætna et des grottes et abris disséminés dans la Sicile centrale, la recherche d'Amélie Labourdette s'appuie sur l'expérience sensible des lieux et sur différentes perspectives archéologiques (classiques et féministes). Son inspiration plonge également ses racines dans les croyances préhistoriques entourant le culte de la Grande-Déesse Terre, perçue comme une entité cosmogonique à l'origine de la création du monde et incarnant le principe de la régénération vitale et de l’incessant renouveau. Croyances qui seront reprises au sein du mythe grec de Déméter et Proserpina et du Culte à Mystères d'Éleusis, se superposant au culte autochtone préexistant.

L’île semble être dotée d'une porosité mystique, ses forces telluriques sont palpables quand on pénètre la pénombre des grottes de Sicile. Telles des trouées dans la croûte terrestre, ces grottes ont traversé le temps jusqu’à nous et n’ont cessé d’être habitées depuis la préhistoire et au fil des civilisations par les humains qui en ont fait des espaces dédiés aux cultes et rituels. À l’instar de  Ætna et de la grotte de Proserpina, située dans aux environs de Enna, également appelée Cozzo Matrice, ces cavités naturelles ou creusées dans la roche sont des corridors reliant la surface terrestre aux enclaves mystérieuses des inframondes chthoniens. Elles nous rappellent notre lien avec le cycle, avec la Terre, encore déesse il y a 4000 ans. 

Symboles des entrailles fécondes, « Oeuf cosmique en tant que matrice du monde », elles sont une continuité du monde souterrain, une extension, qui permets aux humains de venir y trouver un lieu fortifié par les pouvoirs de la Terre, et sans doute aussi par les prières d’une prêtresse et une acoustique favorisant la résonance des sons sous les voûtes, où les pèlerins expérimentent une nouvelle naissance. 

« Lieu des mystères sacré lié à la mort et à la renaissance comparable aux mystères d’Eleusis dans la Grèce Antique, ici dans dans l’obscurité humide des entrailles, en entrant dans un état de conscience élevé , on pouvait ressentir la puissante énergie de la Terre et les mystères du commencement de la vie. »

Comme ce fût le cas lors des rituels paganistes, KHTHṒN vise à élargir notre champ de conscience. Enfreignant les séparations entre des mondes habituellement dissociés des entités naturelles et des humains, des mondes visibles et invisibles, de la science et de l'art, Amélie Labourdette conçois de plus en plus sa pratique photographique comme une forme de chamanisme contemporain, cherchant à saisir l’immatériel tout en se positionnant comme « passeur de frontières » entre les inframondes chtoniens et le monde humain.

Afin de raviver en nous la mémoire intime et viscérale d’une matrice en connexion avec les forces terrestres profondes et d’en matérialiser les vibrations, le projet (en cours) se concrétisera sous la forme de deux axes complémentaires:

  • en traduisant la matérialité et la densité vibratoire du minéral des grottes à travers la réalisation de grands tirages en Piézographie sur papier Kozo - dont la particularité est le miroitement irisé et la densité des encres charbonneuses.

  • en traduisant la spectralité des énergies chtoniennes sous-jacentes aux lieux à travers la réalisation de tirages argentiques (tels des spectrographies) sur de grandes étoffes de soie flottantes dans l’espace d’exposition.

La scénographie des expositions sera pensée comme une œuvre totale, un corps venant englober le spectateur. Les tirages en piezographie de grand format (H1m50 x L1m) accrochés aux murs ou suspendus (dos à dos), ainsi que le jeu des grandes étoffes qui telles des membranes flottantes, viendront entourer et compartimenter l’espace d’exposition et intégreront le spectateur à l’intérieur de l’œuvre, l'invitant  à une vaste déambulation. Baignés d’une atmosphère crépusculaire, les tirages prendront vie sous la lumière d’éclairages ciblés.