Un pur esprit s'accroît sous l'écorce des pierres ( 2021 - 2022)

GHOSTS & MONSTERS - PHASE 1

Un pur esprit s'accroît sous l'écorce des pierres correspond à la première des trois phases du projet plus vaste intitulé Ghosts & Monsters.

LIEN VERS LE PROJET GHOSTS & MONSTERS / PDF (Version Française)

Basé sur une recherche photographique déployée dans différentes institutions muséales aux États-Unis et en France : Le New York State Museum à Albany NY (Phase 1) ; Le Musée national d’Histoire Naturelle et le Musée du Quai Branly à Paris (Phase 2) ; Le Smithsonian National Museum of Natural History et le National Museum of the American Indian à Washington DC. (Phase 3), Ghosts & Monsters cherche à développer des récits alternatifs en nous indiquant des voies futures d’éco-collaborations avec notre biosphère. Le projet suit deux axes simultanés : Les Fantômes - allégories de la menace d’extinction des espèces, mais aussi de la menace d’extinction des cultures et des savoirs autochtones; et les Monstres - issus des merveilles et des terreurs de l’enchevêtrement symbiotique des humains au sein des écosystèmes.

Amélie Labourdette a déployé la Phase 1 de recherches du projet Ghosts & Monsters fin 2021 au New York State Museum à Albany NY, à travers une exploration détaillée et des prises de vues photographiques au sein de la Collection de Paléobotanique, des restes fossiles de la plus ancienne forêt sur Terre trouvés à Gilboa et à Cairo datant du Dévonien Moyen (385 millions d’années) dans l'État de New York.

Conjointement à cette exploration dans les réserves du muséum, la recherche d’Amélie Labourdette s'est enrichie d'un travail photographique réalisé au cœur de plusieurs forêts contemporaines en France et aux États-Unis.

Vues de l’exposition Un pur esprit s'accroît sous l'écorce des pierres / GALERIE MICHEL JOURNIAC, Paris.

« Nos élans sont les flèches de votre avenir » mis en poème par Elodie Issartel et mis en voix par Marie-Bénédicte Cazeneuve convie les spectres des forêts primordiales de Gilboa et Cairo, leur témoignage nous rappelant comment elles ont changé le visage de la Terre et comment le monde au sein duquel nous vivons, n'aurait pu exister sans leur présence. 


Vestiges fossiles de la plus ancienne forêt sur Terre trouvés à Gilboa et à Cairo dans l'État de New York, datant du Dévonien moyen, soit 385 millions d'années. Collection de paléobotanique, New York State Museum, à Albany, État de New York.

Fossil remains of the oldest forest on Earth found in Gilboa and Cairo in New York State, dating from the Middle Devonian period, 385 million years. Paleobotany Collection, New York State Museum, in Albany, New York State

Photogarphies réalisées dans diverses forêts contemporaines en France et aux États-Unis ( État de New-York).

Photogarphies carried out in various contemporary forests in France, and the United States ( State of New-York).


Un pur esprit s'accroît sous l'écorce des pierres 1

un texte d'Amélie Labourdette

« Je pense que vous devriez rêver la terre, car elle a un cœur et elle respire »

La chute du ciel - Paroles d'un chaman yanomami de Davi Kopenawa

Mon travail cherche moins à reproduire l’image du monde, à le documenter, qu'à explorer l’étrangeté primordiale de notre biosphère perçue comme un monde crypté, afin d’en saisir le maillage, ses interconnexions et ses interrelations entre les entités humaines, les entités naturelles non-humaines et le cosmos. C’est précisément cet enchevêtrement que je questionne, appelant à une ré-imagination et une refondation alternative de récits invitant les humains à sortir d’une position centrale imaginaire.

Selon le peintre romantique allemand Caspar David Friedrich «  L’art se présente comme médiateur entre la Nature et l’Homme. Le modèle primitif est trop grand, trop sublime pour pouvoir être saisi. ». L'artiste est un intercesseur de la « Nature » dont l'art nous met directement en relation avec celle-ci. Il se doit d'exprimer non seulement l’apparence mais également la réalité cachée, l’infini de la « Nature ». À l'instar d'un chaman, l'artiste devient une figure liminale, un « traducteur », un « passeur de frontières » entre les mondes des entités naturelles et des humains. Sans toucher à l'original et sans le trahir, le traducteur interprète, déplace, invente. Intercéder comme traducteur d'entités naturelles non-humaines, consisterait alors pour un artiste à conférer une visibilité à leurs corps, vibrants et sensibles, visibles et invisibles, à écouter leurs voix et les récits qu’elles murmurent à nos oreilles, à reconnaître leur condition cosmos-politique au sein de notre présent comme c'est le cas dans les sociétés animistes.

Premier volet d'un projet plus vaste intitulé Ghosts & Monsters et conçue pour la Galerie Michel Journiac, l’exposition Un pur esprit s’accroît sous l’écorce des pierres présente des œuvres photographiques, résultat de mes recherches au sein du New York State Museum à Albany NY. L’exploration détaillée au sein de la Collection de Paléobotanique m’a permis la saisie photographique de vestiges fossiles des plus anciennes forêts sur Terre trouvés à Gilboa et à Cairo datant du Dévonien Moyen (385 millions d’années). Conjointement à cette exploration dans les réserves du muséum, ma recherche s'est enrichie d'un travail photographique réalisé au cœur de plusieurs forêts contemporaines en France et aux États-Unis.

Une sélection de ces photographies donnent lieu à la réalisation de 25 tirages encadrés de différents formats en Piézographie (encres de carbone, 10 nuances de gris composées de pigments noir de charbon) sur papier KOZO Japon. Ce procédé d’impression confère à la matière photographique une présence à la fois spectrale et irradiante. Ces tirages évoquent les expériences des pionniers de la photographie qui, pour certains, tentèrent d’enregistrer des « apparitions spectrales », des rémanences invisibles. Empreintes d’une lumière noire et vibrante, lactescente et nappée, les images d’une chimie charbonneuse aux nuances irisées sont telle l’empreinte d’une mémoire végétale et se font l’écho d’un espace-temps latent, ancestral, tenant enclos les mémoires à la fois matérielles et immatérielles, physiques et invisibles de cette forêt originelle et de ces forêts contemporaines.

Ma démarche artistique dans son ensemble et la conception de l'exposition Un pur esprit s'accroît sous l'écorce des pierres se fondent sur la conviction qu'il nous est nécessaire de faire éclater la vision d'un continuum temporel homogène et linéaire, de regarder en arrière et de narrer le passé sur le mode de la rencontre avec le présent afin de faire émerger de nouveaux récits, de nouveaux potentiels. En-deçà de nous-mêmes, un donné immémorial peut toujours surgir de nouveau. Il me semble qu'en partant d'une conscience suraiguë du moment présent et de la façon dont le passé se réincarne en lui, il est possible de lui donner une vie nouvelle. Cette expérience fulgurante du surgissement de l'immémorial est ce que Walter Benjamin appelle l'aura. L'aura, telle une étoile filante nous éblouit, nous illumine dans une fulgurance où l'actuel rejoint le passé le plus lointain, où l'espérance la plus ancienne s'incarne dans l'instant présent2. Ce n'est « pas le passé qui éclaire le présent ni le présent qui éclaire le passé », mais le présent et le passé qui s'entremêlent dans une conjonction des temps où le passé immémorial, originel, est restitué, c'est-à-dire rendu actuel mais comme quelque chose d'inachevé, toujours ouvert, où la potentialité de temps futurs encore non actualisé est déjà en germe.

L'exposition s'articule autour de la mise en écho de deux corpus d'images, chacune étant la matérialisation photographique d'une temporalité plus qu'humaine – l'une témoignant de la mémoire ancestrale de la forêt originelle, l'autre révélant le spectre vibrant de forêts contemporaines – chacune se réverbérant dans l'autre. La première constellation dévoile l'empreinte de la mémoire végétale de la plus ancienne forêt sur Terre datant du Dévonien Moyen, transmuée au sein de fragments fossilifères trouvés à Gilboa et à Cairo. La seconde constellation se fait l'incarnation spectrale d'une temporalité originelle, vibration fossile, survivance d'un esprit ancestral qui se manifeste au cœur des forêts du présent. L'espace de l'exposition est alors pensé comme le corps mémoriel et vibrant – en couches subtiles entrelacées – de la forêt.

En poursuivant le désir de conférer une présence sensible aux entités des forêts primordiales de Gilboa et de Cairo, ainsi qu'aux entités multiples de nos forêts contemporaines, Un pur esprit s'accroît sous l'écorce des pierres cherche à leur donner « corps » mais également à les investir de « voix » et de « récits ». Dans cette visée, le projet porte une attention particulière à l’écriture de récits formulés à la première personne, dont les narrateurs sont précisément ces entités naturelles. 

Pour cela, je combine à la photographie au sein de cette exposition l’écriture et le son en invitant quatre autres artistes à collaborer.

Maïtéa Miquelajauregui présente au sein de l'exposition son projet sonore MOHO dont l'intention est de nous faire ressentir les activités sismiques de la Terre et qui constitue un écosystème sonore général au sein de l'exposition. Le projet MOHO propose selon Maïtéa Miquelajauregui, « d'appréhender notre planète comme un être vivant avec un ou des rythmes, un déplacement, et aussi ce qui pourrait s’apparenter à un rythme cardiaque, les activités sismiques. Cette planète dont nous faisons partie, vibre et vit, ces vibrations dont le rythme ne ressemble pas au nôtre, et dont la temporalité nous échappe, peuvent se percevoir sur certaines zones, pareils à des pouls dont le rythme peut changer suivant le territoire et son activité, souterraine ou non. Pouvoir ressentir les activités sismiques de la terre, c’est créer une empathie avec notre planète, c’est la sentir, à travers un ensemble de vibration qui pénètre notre corps et ensemble vont s'apparier. »

Traducteurs des voix des forêts, les deux auteurs Elodie Issartel et Camille de Toledo, deviennent les intercesseurs de ces entités. 

« Nos élans sont les flèches de votre avenir » mis en poème par Elodie Issartel et mis en voix par Marie-Bénédicte Cazeneuve convie les spectres des forêts primordiales de Gilboa et Cairo, leur témoignage nous rappelant comment elles ont changé le visage de la Terre et comment le monde au sein duquel nous vivons, n'aurait pu exister sans leur présence. 

En outre, l’installation « le discours des forêts européennes devant les Nations unies en 2024 » de Camille de Toledo déploie un récit, celui d’un « soulèvement légal de la Terre », en convoquant les voix des forêts contemporaines, leur donnant la possibilité de s’exprimer et de défendre leurs intérêts à travers un système de représentation inter-espèces.

Cette exposition renvoie à ma méthode de travail : dans chaque nouveau projet que je déploie, dans l'acte photographique même, je suis habitée par une constellation de récits, de représentations qui convoquent une pluralité de sources. En l'occurrence, Un pur esprit s'accroît sous l'écorce des pierres engage une multiplicités de récits concernant différentes origines : l'origine des premières forêts terrestres et de notre atmosphère actuelle, l'origine de la photographie, l'origine du Romantisme allemand, l'origine de la géomorphologie et de la paléontologie, l'origine des premières réserves naturelles. Dans une conjonction des temps, celles-ci viennent s'actualiser dans le présent et potentialiser de nouvelles visions, de nouveaux récits. Fonctionnant en synergie, les deux constellations d’images se faisant face dans l'espace d'exposition, mettent en lumière un ensemble de sédimentations temporelles. Elles forment alors un espace de spéculation imaginaire, invitant le spectateur à tisser des liens entre différentes couches à la fois référentielles et mémorielles de l’histoire, entre différents champs hétérogènes d'expériences et de connaissances du monde.

D’autre part, dans ce projet, j'envisage ma démarche et ma pratique artistique en résonance avec les réflexions engagées à l'époque du premier Romantisme allemand (Cercle d'Iéna) et plus particulièrement avec l'œuvre singulière et fragmentaire de Novalis appelée le Brouillon Général3 À la fois poète, romancier, philosophe, juriste, géologue, minéralogiste et ingénieur des Mines, Novalis, comme le montre Olivier Schefer dans l'essai qu'il lui consacre4, s'engage avec le Brouillon Général, dans l'édification d'une « encyclopédistique », programme d'une philosophie spécifique dont le projet de romantisation du monde est d'associer de multiples savoirs - scientifiques et non scientifiques - en conservant leurs hétérogénéités et leurs apparentes contradictions dans la perspective de dépasser les cloisonnements disciplinaires, mêlant rationnel et irrationnel, sciences et poésie, visible et invisible. Décloisonnement des savoirs et des disciplines dont la finalité est d’ouvrir le plus grand nombre de pistes, d’entrer dans les détails et les particularités infinies du monde, de l'appréhender dans toute sa complexité et sa richesse. Contrairement à la tradition cartésienne qui compartimente et ordonne le monde selon l’ordre linéaire de la déduction, la pensée de Novalis adopte les chemins arborescents de combinatoires et de réseaux analogiques infiniment ouverts, en tentant de déployer un système paradoxal « d'absence de système », flottant, fragmentaire et inachevé, infini et en constante évolution, dont chaque partie peut être le point de départ et la perspective initiale de l’ensemble. Une pensée de la diversité et de la complexité non uniforme du terrestre ne pouvant s'articuler qu'à travers une pensée de l'infini intégrant tous les régimes du possible, une pensée poétique, une pensée spéculative. Car si nous, humains, ne pouvons rejoindre la totalité du Réel, il nous revient en revanche de faire du possible, et de son infinitisation - dans la pratique combinatoire du fragment - la condition de possibilité d’une pensée du kósmos, d'une cosmovision. Pensée du cosmos où se préfigure cette « science sans nom »5 dont rêvera Aby Warburg, et qu'il incarnera dans l'aménagement de l'espace des livres de sa Bibliothèque des Sciences de la Culture, pour en faire un Denkraum, un « espace de pensée » en mouvement.

Influencé par les enseignements d'Abraham Gottlob Werner à l'École des Mines de Freiberg, Novalis s'intéressa particulièrement à l'Oritognosie, une science signifiant « la connaissance par creusement » dont la méthode, mise au point par son professeur, permettait l'identification des fossiles. À son exemple, mes recherches se déploient autour de cette idée qu'afin d'habiter notre monde présent dans une conscience aiguë de celui-ci, il nous est nécessaire de sortir d'une vision présentiste de l'histoire et d'envisager les strates géomorphiques de la Terre comme un livre à décrypter : un livre-Terre multi-mémoriel où « surgissent » différentes « portes sur le passé », qui raconte une histoire plus qu’humaine sur le temps très long, une histoire des origines qui se télescope avec notre temps présent, et qu'il nous faut écouter.

Les fossiles, empreintes originelles d'un passé archaïque, seraient des formes transmuées d’êtres vivants disparus au cours des temps géologiques. Je perçois ces empreintes fossilifères comme des empreintes photographiques originelles incarnant la mémoire vibrante des premières forêts datant de centaines de millions d’années aux travers de phénomènes de transmutations longues et silencieuses du végétal en minéral. Dans un processus que Michel Tournier appelle l'iconisation, l'empreinte, l'image fossile prendrait la place du sujet représenté et acquerrait une réalité plus marquante et une vérité plus forte que celles du sujet lui-même. Ce processus d'iconisation résonne avec la théorie des spectres relatif au processus photographique tel que se l'imagine Honoré de Balzac aux prémices du daguerréotype en 1842. D’après Nadar, « Selon Balzac, chaque corps dans la nature se trouve composé de séries de spectres, en couches superposées à l’infini, foliacées en pellicules infinitésimales, dans tous les sens où l’optique perçoit ce corps. L’homme à jamais ne pouvant créer — c’est-à-dire d’une apparition, de l’impalpable, constituer une chose solide, ou de “rien” faire une “chose” —, chaque opération Daguerrienne venait donc surprendre, détachait et retenait en se l’appliquant une des couches du corps objecté ». Ainsi, selon Balzac, chaque objet cesserait d’être, du moins en partie, en devenant une image. Par conséquent, ce procédé photographique serait un dispositif à « enfanter » des fantômes. Balzac ne fut pas le seul à attribuer des pouvoirs extraordinaires au daguerréotype. Après lui, des écrivains adeptes de sciences occultes et de spiritisme, tels que Théophile Gautier et Gérard de Nerval, prêteront à la technique de Niépce et Daguerre des vertus magiques et des rapports avec les spectres.

Lors de mes prises de vues, j'ai cherché à saisir le spectre de ce pur esprit [qui] s'accroît sous l'écorce des pierres, l'empreinte fossilifère « quasiment photographique » de l'esprit des forêts du Dévonien enclos depuis 385 millions d’années dans la conque minérale de ce paléosol ancestral.

D'après l'Hypothèse des Plantes du Dévonien (Devonian Plant Hypothesis – DPH) développée en Paléobotanique, les forêts du Dévonien Moyen de Gilboa et de Cairo, dont les seuls vestiges sont actuellement fossilisés, contribuèrent à éliminer le dioxyde de carbone (CO2) de l’air, le séquestrant, pour aboutir à l’atmosphère que nous connaissons aujourd’hui. Selon l'hypothèse de l'Ingénierie des Écosystèmes Biogéomorphiques (Biogeomorphic Ecosystem Engineering – BEE), ce processus d’afforestation appelé Explosion végétale du Dévonien, eu des conséquences considérables sur la dynamique du système terrestre, incluant la transformation de la géomorphologie des sols, l'évolution de l'atmosphère et l'expansion connexe de la biodiversité terrestre. La géomorphologie et les environnements terrestres se transformèrent à travers différents processus de météorisation et de production de sols. L’atmosphère ainsi que le climat de la planète se modifièrent radicalement. L'altération des silicates, un processus qui consomme du CO2 et l'accumulation d'une grande quantité de carbone par les plantes terrestres lors de la photosynthèse, formant de riches dépôts de charbon, entraînèrent une diminution du CO2 atmosphérique, une baisse subséquente de l'effet de serre, et par conséquent un refroidissement du climat au Dévonien et à l'ère Permo/Carbonifère. Ces processus eurent un impact majeur sur les différentes espèces animales qui évoluèrent au sein de ces nouveaux écosystèmes terrestres.

Tels des revenants, les spectres minéralisés et charbonneux des forêts de Gilboa et de Cairo émergent des tréfonds du passé et préfigurent un sombre avenir. Ces forêts primordiales reviennent aujourd’hui nous hanter pour nous rappeler que sans elles et par extension sans les forêts actuelles que nous déforestons, la prolifération de la vie animale terrestre hors des océans n’aurait pu se déployer sur Terre. Elles nous rappellent que le monde au sein duquel nous vivons, nous humains, n'aurait pu exister sans elles. Les forêts de Gilboa et de Cairo, leurs spectres, nous poussent à questionner notre conception linéaire du temps qui envisage le passé comme étant « derrière nous » alors que de nombreuses entités disparues nous hantent constamment dans notre « présent ». Elles nous invite également à questionner une vision présentiste et progressiste de l’histoire en repensant la place de chaque être (humain ou non-humain, vivant ou non-vivant) au sein des écosystèmes du cosmos comme le résultat d’une histoire longue plus qu’humaine.

Parallèlement à cette investigation réalisée au New York State Museum, j'ai mené un travail photographique au sein de plusieurs forêts contemporaines en France et aux Etats-Unis avec l'aspiration d'y traduire l'expérience sensible d'une temporalité originelle, vibration fossile, survivance d'un esprit ancestral qui se manifeste au cœur des forêts du présent. Je me suis immergée dans les massifs forestiers autour d'Albany NY (États-Unis), non loin des sites fossilifères de Gilboa et de Cairo. Je suis retournée explorer la forêt de mon enfance en Haute-Marne (France), dont l'expérience renouvelée m'a donnée dès l'enfance l'amour des forêts et qui depuis 2019 fait partie intégrante du Parc national de forêts dédié aux forêts feuillues de plaine, à leurs sources et rivières. Je me suis enfoncée dans les réserves biologiques en libre évolution de la Tillaie, du Gros Fouteau et des Hauteurs de la Solle de la forêt de Fontainebleau (France). Ma quête de matérialiser la vibration de cette mémoire végétale originelle est consubstantielle à l'expérience de cette Chair du monde6, vécue au sein de différentes forêts : expérience reliant corps et esprit, sensibilité et visions ( l'œil intérieur), ouverte sur le connu et l’inconnu, le visible et l’invisible. Des tirages photographiques crépusculaires - réalisés en Piézographie - surgissent les vibrations de cette mémoire archaïque végétale et viennent l'incarner dans le miroitement irisé et la densité des encres charbonneuses. Tels des images fossiles les tirages piézographiques opèrent, une forme de transmutation alchimique de l'état végétal vers l'état minéral.

En allant photographier au cœur des réserves biologiques intégrales de la forêt de Fontainebleau, j'ai cherché à renouer avec le regard des artistes de l’École de Barbizon – peintres paysagistes, mais également photographes établis entre 1820 et 1875 autour de Barbizon dans la forêt de Fontainebleau dont le désir était de travailler « en plein air et d’après nature » – et qui jouèrent le rôle d'intercesseurs entre la forêt de Fontainebleau et le gouvernement avec l'intention de créer une mesure de protection juridique pour celle-ci. Cadre légal qui permit en 1853 la création de la première réserve naturelle au monde, dans l'acception occidentale, sous la forme d'une « réserve artistique » et permettant ainsi de soustraire à l'action des forestiers des « sanctuaires de la nature ».

« Ce qu'ils nomment « la nature », c'est dans notre langue très ancienne, Urihi a, la Terre-forêt, mais aussi son image, visible aux seuls chamans, que nous appelons Urihinari, l'esprit de la forêt. C'est grâce à elle que les arbres sont vivants. Ainsi, ce que nous appelons l'esprit de la forêt, ce sont les innombrables images des arbres, celles des feuilles qui sont leurs cheveux, et celles des lianes. (...) L'image de la valeur de la fertilité, Në roperi, de la forêt, c'est également ce que les Blancs appellent la nature. Elle a été créée avec elle et lui donne sa richesse. Ainsi, pour nous, les esprits xapiri sont les véritables possesseurs de la nature et non pas les êtres humains. »

La chute du ciel - Paroles d'un chaman yanomami de Davi Kopenawa.

Je ne peux m'empêcher de trouver de fortes résonances entre nombre d'œuvres d’artistes et la figure du chaman, personnage liminaire qui se fait essentiellement l’intercesseur entre le monde des entités naturelles et celui des humains. Il me semble qu'artistes et chamans peuvent recourir à des pratiques semblables et remplir la même fonction, celle de rétablir l’équilibre d'un monde devenu chaotique. Je conçois d'ailleurs de plus en plus ma pratique photographique comme une forme de « chamanisme contemporain », cherchant à élargir notre champ de conscience, à saisir l’immatériel tout en me positionnant comme intercesseur, « traductrice », « passeur de frontières », enfreignant les séparations entre des mondes habituellement dissociés des entités naturelles et des humains, des mondes visibles et invisibles, de la science et de l'art.

Enfin cette exposition, et plus largement le projet Ghosts & Monsters, s’inscrivent dans le sillon des recherches actuelles concernant la Jurisprudence de la Terre et sont en résonance avec tout un contexte réflexif et activiste, pour lequel il est question d'étendre le politique au niveau du Cosmos-Politique. Afin de prendre en compte les entités naturelles non-humaines comme Sujets de droits au sein des sphères politiques et juridiques dans un « parlement élargi » une évolution fondamentale des institutions de nos sociétés occidentales semble absolument nécessaire. Ce changement paradigmatique prendrait la forme d’un animisme juridique où les entités naturelles sont considérées comme des Sujets de droits. En 2017, le fleuve Whanganui est doté du statut de personnalité juridique par le Parlement de Nouvelle-Zélande et est considéré comme Sujet de Droit dont les gardiens sont la communauté maorie et un représentant de l’État. En 2019 et 2020, les Auditions du parlement de Loire, animées par l'écrivain et juriste Camille de Toledo et constituées d'une commission interdisciplinaire de professionnels (philosophes, anthropologues, écologues, biologistes, juristes) ainsi que d'usagers de la Loire, mettent en acte une recherche collective pour imaginer l’institution potentielle d’un écosystème fluvial et impliquer dans un parlement reconfiguré la faune, la flore, les bancs de sable, les masses d’eau et l’ensemble des composantes de la Loire. Cet animisme juridique permettrait aux entités naturelles de se défendre en leur nom en justice. Selon la docteur en droit Marie-Angèle Hermitte (directrice de recherche au CNRS en retraite et directrice d’études à l’EHESS), pour accompagner ce mouvement d’une personnalisation juridique des entités naturelles, les juristes s’appuieraient sur trois principes: l’égalité des armes (le droit à un tribunal impartial et les droit fondamentaux de la défense), le droit pour les entités naturelles d’avoir des traducteurs car « ne parlant pas les langues - celles des humains - dans lesquelles elles sont jugées » et l’importance dans le processus délibératif d’incarner les corps des entités naturelles présentes.

À l'image du vers éponyme du poème de Gérard de Nerval, l'exposition Un pur esprit s'accroît sous l'écorce des pierres célèbre un pluralisme ontologique7 dans son effort pour reconnaître une forme de sensibilité et de subjectivité aux non-humains, voire aux « choses » en tant qu'êtres non-vivants. Reconnaître un esprit agissant dans chaque strate de la nature - animale, végétale, minérale - relativise toute supériorité ontologique de l'humanité. Il me semble que les scénarios de notre avenir ne seront possibles que s’ils sont envisagés collectivement et dans une alliance inter-espèces entre les humains et les entités naturelles, et pour reprendre l’expression de Donna Haraway8, dans un « Devenir avec ». Ces entités-forêts invitent les humains à sortir d’une position centrale et nous indiquent des voies futures d’éco-collaborations. Cette exposition tente d’explorer cette vision et invite à passer d’une perception anthropocentrique à une appréhension biocentrique du monde, vers une forme de conscience que nous faisons partie d’un réseau d’interactions avec d’autres formes de vie.

1 Vers de Gérard de Nerval extrait du poème, Vers dorés.

2 Walter Benjamin : Sur quelques thèmes baudelairiens (1939)

3 Le brouillon général, de Novalis, traduction d'Olivier Schefer, éditions Allia, 349 p.

4 Novalis de Olivier Schefer, Editions Felin, 2011.

5 Aby Warburg et la science sans nom / Giorgio Agamben ; traduit de l'italien par Marco Dell'Omodarme. Paris : Editions Hoëbeke, 1998.

6 Le Visible et l’invisible / Maurice Merleau-Ponty, publié par Cl. Lefort, Gallimard, 1964

7 Le pluralisme ontologique est une notion déployée au sein du « tournant ontologique » de l'anthropologie contemporaine dont les personnalités phares sont Phillipe Descolas, Eduardo Viveiros de Castro, Bruno Latour, Eduardo Kohn avec son livre Comment pensent les forêts : vers une anthropologie au-delà de l'humain.

8 Staying with the Trouble: Making kin in the Chthulucene, Duke University Press, Experimental Future, 2016